La loi de 1916
sur les stupéfiants, adoptée en pleine guerre mondiale, réprime, outre «
l'usage en société », le commerce et la détention frauduleuse de « substances
vénéneuses », réservant leur seul usage légal à une médecine sous haute
surveillance. Après une campagne engagée dès 1911, alors que l'on s'inquiète de
l'effet délétère sur l'armée des « poisons boches » (morphine et cocaïne),
cette loi de prohibition est votée par le Parlement à l'unanimité. Elle fait
l'objet d'une critique acerbe du poète Antonin Artaud.
« Monsieur le législateur,
Monsieur le législateur de la loi de 1916,
agrémentée du décret de juillet 1917 sur les stupéfiants, tu es un con.
Ta loi ne sert qu'à embêter la pharmacie mondiale
sans profit pour l'étiage toxicomanique de la nation parce que :
1° Le nombre des toxicomanes qui
s'approvisionnent chez le pharmacien est infime;
2° Les vrais toxicomanes ne s'approvisionnent pas
chez le pharmacien;
3° Les toxicomanes qui s'approvisionnent chez le
pharmacien sont tous des malades;
4° Le nombre des toxicomanes malades est infime
par rapport à celui des toxicomanes voluptueux;
5° Les restrictions pharmaceutiques de la drogue
ne gêneront jamais les toxicomanes voluptueux et organisés;
6° Il y aura toujours des fraudeurs;
7° Il y aura toujours des toxicomanes par vice de
forme, par passion;
8° Les toxicomanes malades ont sur la société un
droit imprescriptible, qui est celui qu'on leur foute la paix.
C'est avant tout une question de conscience.
La loi sur les stupéfiants met entre les mains de
l'inspecteur-usurpateur de la santé publique le droit de disposer de la douleur
des hommes: c'est une prétention singulière de la médecine moderne que de
vouloir dicter ses devoirs à la conscience de chacun.
Tous les bêlements de la charte officielle sont
sans pouvoir d'action contre ce fait de conscience: à savoir, que, plus encore
que la mort, je suis le maître de ma douleur. Tout homme est juge, et juge
exclusif, de la quantité de douleur physique, ou encore de la vacuité mentale
qu'il peut honnêtement supporter.
Lucidité ou non lucidité, il y a une lucidité que
nulle maladie ne m'enlèvera jamais, c'est celle qui me dicte le sentiment de ma
vie physique. Et si j'ai perdu ma lucidité, la médecine n'a qu'une chose à
faire, c'est de me donner les substances qui me permettent de recouvrer l'usage
de cette lucidité.
Messieurs les dictateurs de l'école
pharmaceutique de France, vous êtes des cuistres rognés: il y a une chose que
vous devriez mieux mesurer; c'est que l'opium est cette imprescriptible et
impérieuse substance qui permet de rentrer dans la vie de leur âme à ceux qui
ont eu le malheur de l'avoir perdue.
Il y a un mal contre lequel l'opium est souverain
et ce mal s'appelle l'Angoisse, dans sa forme mentale, médicale, physiologique,
logique ou pharmaceutique, comme vous voudrez.
L'Angoisse qui fait les fous.
L'Angoisse qui fait les suicidés.
L'Angoisse qui fait les damnés.
L'Angoisse que la médecine ne connaît pas.
L'Angoisse que votre docteur n'entend pas.
L'Angoisse qui lèse la vie.
L'Angoisse qui pince la corde ombilicale de la
vie.
Par votre loi inique vous mettez entre les mains
de gens en qui je n'ai aucune espèce de confiance, cons en médecine,
pharmaciens en fumier, juges en mal-façon, docteurs, sages-femmes,
inspecteurs-doctoraux, le droit le disposer de mon angoisse, d'une angoisse en
moi aussi fine que les aiguilles de toutes les boussoles de l'enfer.
Tremblements du corps ou de l'âme, il n'existe
pas de sismographe humain qui permette à qui me regarde d'arriver à une
évaluation de ma douleur précise, de celle, foudroyante, de mon esprit!
Toute la science hasardeuse des hommes n'est pas
supérieure à la connaissance immédiate que je puis avoir de mon être. Je suis
seul juge de ce qui est en moi.
Rentrez dans vos greniers, médicales punaises, et
toi aussi, Monsieur le Legislateur Moutonnier, ce n'est pas par amour des
hommes que tu délires, c'est par tradition d'imbécillité. Ton igorance de ce
que c'est qu'un homme n'a d'égale que ta sottise à la limiter.
Je te souhaite que ta loi retombe sur ton père,
ta mère, ta femme, tes enfants, et toute ta postérité. Et maintenant avale ta
loi. »
Antonin Artaud